France Inter Rue Des Entrepreneurs, 26 mars 2006
L’essentiel des interventions, le CPE en toile de fond.
samedi 25 mars 2006, par Didier Adès et Dominique Dambert
Voir en ligne : Site de France Inter, Rue des Entrepreneurs, émission.
Didier Adès : Au cinéma, au théâtre, l’entreprise n’a pas le beau rôle. Auprès des jeunes, elle n’a pas la cote. Pourquoi, en France, l’entreprise a t elle mauvaise réputation ? Fait-elle ce qu’il faut pour être comprise ? D’ailleurs en a-t-elle envie ?
Dominique Dambert : Que l’on soit en dehors ou dedans, l’entreprise en France a mauvaise réputation, le constat n’est pas neuf. L’entreprise a toujours senti le soufre, sauf au début des années 1980 où elle a été parée de toutes les vertus. Elle n’en demandait peut-être pas tant.
Elle n’a pas su répondre à l’époque aux attentes sociétales, d’autant que l’environnement, la mondialisation ne l’a pas aidée. Plans sociaux en chaîne, délocalisations, grand écart entre le discours sur la responsabilité sociale et les impératifs de la rentabilité financière.
Stress, harcèlement font partie du vocabulaire de base du monde du travail. L’économie n’a jamais été la matière préférée des Français, d’autant que le fossé entre école et entreprise est toujours aussi profond.
Le monde de l’entreprise fait d’autant plus peur aux jeunes qu’ils le connaissent mal. Est-ce que l’entreprise pour sa part fait tout pour s’adapter à ce monde dans lequel les générations se suivent, mais ne se ressemblent pas ?
... Dominique Dambert : La défiance des salariés par rapport à l’entreprise est un phénomène qui a fait déjà couler beaucoup d’encre. Phénomène qui ne date pas d’hier, mais qui prend de l’ampleur.
Comme le constate Didier Pitelet, Vice-Président de "Publicis Consultants RH", qui vient de publier "la nouvelle parole de l’entreprise" :
Il y a une forme de démobilisation généralisée dans l’entreprise, qui remonte à une vingtaine d’années. Depuis 20 ans dans le monde de l’entreprise, on n’a fait qu’une politique de "stop and go", sur le plan humain, 20 ans de "yoyo social" où on a connu tout, son pire et son contraire. Avec des entreprises qui pourraient magnifier des messages "la priorité c’est l’humain, le capital humain", rappelons nous de ces fameux stages de motivation où on faisait sauter des cadres d’entreprise dans des stages de saut à l’élastique. Deux ans plus tard, l’explosion du chômage des cadres, qui a entrainé dans la foulée deux générations Kleenex. Eh bien, ce qu’on oublie dans l’entreprise, c’est que les gens, cadres ou non cadres, ont une mémoire, et leur mémoire aujourd’hui fait que, en postulat, il est normal de se méfier du discours.
Une étude récente que nous avons réalisée a souligné que : 41% des managers trentenaires déclarent ne pas adhérer aux valeurs de leur entreprise. 32% des managers toutes générations confondues, c’est-à-dire trentenaires quadra et quinquagénaires se disent (c’est du déclaratif) prêts à quitter l’entreprise à la moindre opportunité.
Dominique Dambert : Quelles valeurs, précisément ?
Les valeurs, qui sont essentiellement placardées aux murs, sans être traduites en des actes, et des attitudes réelles, et surtout sans donner lieu à des vrais comportements, à des vrais discours de preuves. Aujourd’hui les gens veulent une relation adultes adultes dans leur travail, ils veulent croire à une entreprise, mais pas à une entreprise à vie, ou un emploi à vie, ça ils ont compris que cela n’exite plus. Il n’y a que certains hommes politiques qui voudraient encore de le faire croire.
Ce qui est important, c’est qu’ils ont envie d’adhérer à un projet. Or le vrai défi, derrière ces valeurs, c’est que l’entreprise doit être capable de se donner à vivre un projet. La place du dirigeant pour cela est essentiel, il doit incarner ce projet.
Or aujourd’hui les dirigeants ont à subir une telle pression, économique et de court terme, que le temps qu’ils sont amenés à consacrer à leurs salariés, le temps de proximité, il diminue de manière impressionnante.
Or les gens réclament de la proximité. Un chiffre : 70% des managers depuis 10 ans déclarent manquer de temps pour manager. Les entreprises, à leur corps défendant, malheureusement, ont laissé disparaître une notion essentielle : le "temps humain", c’est-à-dire le temps de la compréhension.
Et évidemment, beaucoup de salariés le disent : "on ne sait plus dans quel sens va l’entreprise", toutes les études le montrent. "Pourquoi on va vers telle destinée, pourquoi on se développe à l’international ? Quel est mon sens, à titre individuel ?"
Dominique Dambert : vous parlez des grandes entreprises, du CAC40, ou des PME ?
Vous avez raison de faire la distinction, car en France on polarise trop le débat du travail sur les grandes entreprises, or 90% des entreprises sont des PME.
Ceci étant, le "syndrôme de la chenille", où le comité de direction s’isole du corps de la bête, si vous permettez l’expression, c’est-à-dire le reste de l’entreprise, qui lui a toutes les peines du monde à s’aligner sur la tête pensante, eh bien ce syndrôme de la chenille touche de plus en plus de PME.
Beaucoup de PME dans notre pays sont soumises à une pression de plus en plus forte, très proche de celle des grandes entreprises : le court terme, la rentabilité. Or beaucoup d’entreprises étant pieds et mains liées à cette logique économique oublient qu’un taux d’EBIT ce n’est en rien un élément de motivation d’un salarié. Et cela il faut l’expliquer au manager.
Didier Adès : Bref, chacun s’enferme dans sa bulle, ignore son environnement, et est ignoré. Pas étonnant que le dialogue de sourds grandit, que les idées reçues s’enracinent. Quelle image l’entreprise projette-t-elle d’elle-même, en particulier sur les jeunes ?
Jean Luc Placet, Président d’IDRH, cabinet de conseil en Stratégie Ressources Humaines, JLuc Placet qui est aussi président du Syntec Conseil, le syndicat de la profession, qui représente 50% du marché du conseil en France.
Je crois que et notre système éducatif, et peut-être notre système d’information ne met pas assez l’accent sur ce qu’est une entreprise, comment on y vit, qu’est-ce qu’on peut y faire, quels sont les joies, ou les peines, bien sûr, mais ça on en parle. On ne montre pas à quel point cela peut être un outil de développement de soi, et un outil de création.
En France, on n’aime pas l’argent, donc on n’aime pas l’entreprise, donc on ne trouve pas très bien. La fonction publique a cela de rassurant, on a l’impression que c’est un travail, que c’est une activité, que c’est une occupation.
Les Français, qui sont très individualistes, veulent qu’on leur foute la paix, mais qu’on leur assure de la sécurité. Une entreprise passe à côté de ça.
Et le CPE a été interprété comme une attaque directe sur la seule chose que les Français détestent, l’insécurité. On n’a pas parlé d’entreprises, on ne parle que de travail, Vous avez des flots de démagogie, les gens se sont dit : "c’est affreux, on m’attaque", "on me veut du mal", "le patron va me virer, si je viens mal habillé, ou si je ne suis pas propre, ou si je ne lui plais pas"
Alors qu’on n’a jamais parlé de l’entreprise, on n’a jamais parlé de la chose la plus importante aujourd’hui, les PME, 98% des entreprises, pour qui le CPE est fait, et dont les chefs d’entreprise ne gagnent pas tous 30 millions d’euros, il faut quand même le souligner, se posent la question :
"il me faut des hommes, des femmes, pour demain, pas pour dans 10 ans. Comment je vais pouvoir développer l’entreprise sur tel marché, j’ai une opportunité, comment essayer de le faire, dans les meilleures conditions ?"
C’est eux qu’il faut entraîner, et c’est à eux que s’adressaient ce projet de CPE.
Et face à cela on a des étudiants qui ne comprennent pas le système, qui ne veulent pas voir le système, à qui on n’a pas expliqué le système, d’où cette incompréhension, qui est extraordinairement dommageable.
On a un travail culturel à faire en France sur qu’est l’entreprise, on a l’impression qu’on a la vie chez les parents, il n’y a même plus la vie politique, ni la vie en religion, la vie defamille, oui c’est important pour eux, la vie avec les copains aussi, mais la vie en entreprise, c’est une contrainte, et non pas une opportunité.
Dominique Dambert : Mais Jean Luc Placet, ces étudiants, ces jeunes, ils voient leurs parents, ils voient quelquefois leurs parents qui sont maltraités dans l’entreprise, parce que l’entreprise c’est un lieu où l’on est de plus en plus stressé (il y a toute une littérature là dessus), quand ils ne voient pas leurs propres parents au chômage.
Donc ce n’est pas une image très positive. Alors que dans notre génération, on pensait que l’ascenceur social, pour reprendre cette expression, fonctionnerait pour nous.
Le jeune, lui, ne voit pas les choses comme ça.
Jean Luc Placet : Oui, vous avez raison, l’entreprise n’est pas un eden. La vie n’est pas du cake non plus. On n’a pas expliqué, on ne montre que les extravagances de salaires, les combats, etc. On ne montre pas que la vie quotidienne en entreprise, que la vie sur des projets, que le travail collectif, que le travail en équipe, que le consensus, que la recherche d’un résultat fait en commun représente autant de choses que quand on a été jeune, peut-être dans une équipe de foot.
L’entreprise, c’est comme les équipes de foot, il y en a d’excellentes, il y en a de très mauvaises. Il y a de bons entrepreneurs, il y a aussi de vrais salopards, eh bien les jeunes savent faire la part des choses.
Pour l’entreprise, on ne s’est pas donné l’occasion de faire la part des choses. Oui, il y a 99,9% des gens qui vont se bagarrer pour garder les gens qu’ils ont embauchés avec un CNE ou un CPE, pour développer l’entreprise, et pour permettre à chacun d’évoluer et d’augmenter un peu sa vision des choses.
Je crois qu’on a actuellement un discours simpliste, un retour de discours idéologique. On a l’impression que l’économie ne compte pas, que tout fonctionne sur des affects, sur du sentiment, et absolument pas sur la réalité vraie.
Dominique Dambert : Pourquoi l’entreprise est mal aimée ? Un autre point de vue, celui de Jean Claude Ducatte, directeur d’EPSY, cabinet de Conseil spécialisé dans l’observation du climat social dans les entreprises.
Jean Claude Ducatte : ... Le climat social se dégrade de plusieurs façons.
La première c’est que les outils de production ont fondamentalement changé. Tout le monde est en train de devenir un travailleur d’écran. Que ce n’est plus la main qui guide, c’est la vitesse d’arrivée des informations devant vous, votre capacité à les traiter qui est le véritable élément important. Donc il y a cette pression.
deuxièmement, il y a des éléments de plus en plus, la qualité par exemple. Les consommateurs exigent de la qualité, s’ils ne sont pas satisfaits, ils font des procès aux entreprises. Les entreprises se prémunissent, et demandent donc plus de qualité à leurs salariés, ce qui se traduit par de la pression, du stress. C’est si vrai que les accidents du travail, tout ce qui touche aux conditions de travail, sont de plus en plus évoqués en entreprise, et plus particulièrement dans les entreprises de services.
Didier Adès : D’autant que qualité et traçabilité vont de pair, et qu’on sait parfaitement qui a été performant et qui ne l’a pas été.
Jean Claude Ducatte : Oui, parce que derrière se trouve une très forte mutation : autrefois le travail était autrefois un élément collectif, et qu’ujourd’hui l’activité est un élément de plus en plus individuel, individualisé, et la rémunération également. Donc tout ce qui faisait le corps social, le monde du travail, devient un monde des travailleurs, un monde des travaux.
... Et du fait d’un travail de plus en plus en miettes, le fait d’arriver en retard pour un salarié va avoir des conséquences sur les collègues, et donc créer de l’agressivité. Et des conséquences sur les clients, fournisseurs et distributeurs.
Didier Adès : ... Les bénéfices des entreprises des entreprises cotées, de celles du CAC40 ont augmenté de plus de 50% par rapport à 2004. La nouvelle ne provoque pas d’enthousiasme. Plutôt que de préciser que c’est à l’étranger que ces entreprises ont réalisé leurs profits, il leur est reproché leur politique salariale, leur gestion des effectifs en France, où elles emploient 1 million 300 000 salariés, et 2 millions 700 000 à l’étranger.
Félicitations, récriminations ? Henri Lachman, PDG de Schneider Electric, 90 000 salariés, des profits en hausse de 20%.
Henri Lachman : une des rares réussites de la société France ces 20 ou 30 dernières années, ce sont les grandes entreprises, et plus particulièrement plus de la moitié des entreprises du CAC40. Ce sont des entreprises qui sont devenues des leaders mondiaux, incontournables sur leur marché, et ay lieu d’en être fier, on les vilipende. Je ne comprends pas que les français n’en soient pas fiers et les critiquent autant.
Dominique Dambert : Mais on a l’impression que c’est plus généralement le monde du travail qui fait peur aux jeunes. Alors comment faire que ces jeunes et ce monde du travail se rencontrent, car ils vont bien être obligés de se rencontrer un jour ?
Henri Lachman : c’est là que réside le vrai problème des jeunes. 1. Le système éducatif est en dysfonctionnement, quand il y a 150 000 jeunes qui sortent chaque année sans qualification ni diplôme. Il y a un vrai problème. 2. Et cela ne touche pas que les jeunes, même si ce sont eux qui sont les premiers affectés, la société française ne sait plus intégrer la diversité.
Dominique Dambert : Henri Lachman, vous présidez la mission de valorisation de l’apprentissage, que vous a confiée Jean Louis Borloo. Je ne voudrais pas être désagréable, mais est-ce que ce n’est pas une Nième mission ? Parce que cela fait plus de 20 ans qu’on parle de valoriser l’apprentissage, et parce que vous êtes aussi depuis plus de 20 ans un militant de l’apprentissage.
Henri Lachman : il y a des jeunes qui pour lesquels le système classique n’est pas adapté, ou moins bien adapté, et pour lesquels le système en alternance doit être essayé, doit être promu.
N’oublions pas qu’on fait aussi de l’apprentissage très haut de gamme : un docteur, un externe, se forment à leur métier auprès de leur professeur, en clinique et en hôpital, et ils passent moins de 10% de leur temps en amphithéâtre ! Il y a donc des formations en alternance très nobles.
Mais je crois que l’apprentissage répond pour l’essentiel aux 150 000 ou 160 000 jeunes qui sortent chaque année sans qualification ni diplôme, et c’est gravissime.
Quels sont les freins ? Ils sont essentiellement d’ordre culturel, c’est la mentalité des français, qui considèrent que l’apprentissage est la filière de l’échec : quand on sait plus quoi faire d’un gosse, on l’envoie en apprentissage.
Voyez en France, il y a à peine 350 000 aprrentis, alors qu’il y en a 1 million 600 000 en Allemagne, donc on n’est absolument pas dans la proportion de la population.
Dominique Dambert : Combien d’apprentis prenez vous chaque année, chez Schneider Electric ?
Henri Lachman : environ 800 apprentis par an, malheureusement mais nous n’en gardons à peine 10%, puisque nous n’avons pas besoin d’augmenter en France nos effectifs. Mais les grandes entreprises qui forment ces apprentis ont 3 caractéristiques qu’il leur faut utiliser :
une capacité d’attraction (beaucoup plus que les artisans)
une capacité de formation
une capacité d’accompagnement / de placement de ces jeunes, auprès des entreprises partenaires, pour nous chez nos distributeurs, artisans électriques, installateurs, etc..
Dominique Dambert : Vous pensez que l’apprentissage est un meilleur moyen d’insertion des jeunes dans l’entreprise que le CPE ?
Henri Lachman : Eh bien, ce n’est pas la même chose : le CPE est un contrat de travail, alors que l’apprentissage est un mode de formation. D’un côté du travail, de l’autre de la formation.
Didier Adès : Pour valoriser l’image de l’entreprise, s’il y avait une hiérarchie des actions à entreprendre, ce serait laquelle ?
Henri Lachman : Eh bien je crois que les hommes d’entreprises, et pas seulement les dirigeants, devraient aller plus à la rencontre de leurs salariés, des jeunes, des écoles, des universités, des enseignants, et faire la pédagogie des faits, ce qu’ils sont, ce qu’ils font, dans leur environnement.
Il faut réhabiliter le profit, réhabiliter l’entreprise, mais il faut surtout, surtout réhabiliter le travail. Le travail est une valeur structurante de la société, et en ce moment il ne tient pas sa véritable place, il est un peu méprisé dans l’esprit de beaucoup de Français.
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Jean Marc Amouroux, Normaction, qui est passée de 30 salariés en 150 en un an, essentiellement des jeunes. ... Il y a inéquation entre l’offre et la demande. Par exemple nous avons du mal à embaucher de jeunes commerciaux. La priorité aujourd’hui, c’est déjà de lutter contre l’échec scolaire, et puis de revoir l’orientation professionnelle. Il y serait peut-être également intéressant de faire faire des stages en entreprises après les classes de seconde, de 1ère, Terminale, des stages rémunérés pour qu’ils aient une meilleure connaissance de l’entreprise.
C’est vrai qu’actuellement il y a une méconnaissance totale de l’entreprise, chez les jeunes.
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Dominique Dambert : Est-ce que vous adaptez à cette nouvelle génération, est-ce que vous sentez que la nouvelle génération n’a pas les mêmes valeurs, ou cela fait-il partie de la mythologie ?
Jean Marc Amouroux : C’est vrai que aujourd’hui ce que veulent les nouvelles générations, c’est la sécurité de l’emploi. Le rapport entre vie privée et vie professionnelle a plutôt tendance à s’inverser : auparavant on faisait passer souvent l’entreprise en tête, alors qu’on privilégie aujourd’hui la vie privée.
C’est clair que l’entreprise doit s’adapter, à ces jeunes que l’on souhaite recruter.
Didier Adès : Paradoxalement il aura fallu attendre l’arrivée de la gauche au pouvoir pour redonner ses lettres de noblesse à l’entreprise. Souvenez-vous, en 1983, quand Laurent Fabius affirmait que l’entreprise n’était ni de droite ni de gauche.
Rapidement on se prend à rêver qu’elle puisse réconcilier l’économique, le social, l’éthique, mais la conjoncture va rapidement mettre à mal tous ces fantasmes.
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Jean Pierre Le Goff, sociologue, auteur de "Mai 68, l’héritage impossible" et "La démocratie post totalitaire" reprend une expression du sociologue Paul Lyonnet, qui parle de "peuple adolescent" : la période dans la société où on sort de l’enfance et le travail s’est de plus en plus allongée, avec une impasse en ce qui concerne les débouchés professionels.
En même temps de cette montée du peuple adolescent, toute une culture s’est développée en parallèle : une espèce de fuite dans l’imaginaire, une difficulté à se confronter à la limite, donc si vous n’avez pas le travail, et si en plus vous ajoutez qu’on est dans une civilisation de l’image, qui est très différente d’il y a 35 ans, où la lecture n’introduit pas le même rapport, y compris à la réalité, eh bien vous avez une nouvelle catégorie de jeunes, avec une grande difficulté de confrontation au réel.
L’entreprise et le travail, au-delà même de leur dimension économique et sociale, ont pour moi une dimension anthropologique fondamentale, liée à l’obligation pour les individus de se décentrer, de sortir de leur propre subjectivité, pour se confronter à la réalité, et pour entrer dans des rapports collectifs qui ne sont pas toujours faciles, ce qui pase par une discipline, une contrainte, une retenue.
... Les adultes, les institutions et les hommes politiques, dans une période relativement récente, n’ont pas encouragé cette nécessaire confrontation au réel, ils ont plutôt encouragé la jeunesse comme acteur central extrêmement valorisé (arrêtons de dire qu’il faut des Etats Généraux de la jeunesse, qu’il faut donner la parole aux jeunes, cela fait 30 ans qu’ils l’ont la parole, à la télévision..
Ils ont des injonctions très paradoxales :
d’un côté, ils sont les rois, qu’on doit écouter, vous êtes géniaux (la parole du jeune, c’est un peu comme la parole du "bon sauvage", ou de l’ouvrier, à la bonne époque du populisme, parce qu’il est naturel, pas corrompu par la société... cette sorte de jeunisme, portée par un Jack Lang par exemple)
et en même temps on leur demande d’être performants, le plus tôt possible, dès la maternelle, on va les évaluer de plus en plus tôt.
Donc cette jeunesse souffre beaucoup de cette situation, et ce n’est pas seulement elle qui est en question, c’est en même temps 30 ans d’érosion des repères symboliques de l’autorité, et également 30 ans de la montée du chômage de masse.
...
Jean Luc Placet, consultant en management et PDG du cabinet de conseil IDRH, président du Syntec et auteur de "French Touch, ou la vertu d’impertinence dans le management", observe les bonnes et les moins bonnes pratiques des entreprises.
Et en tant que dirigeant, dit ce qu’il essaie de faire quand il recrute un jeune.
Jean Luc Placet : au-delà de ce qui est classique, j’essaie de lui montrer ce qu’il peut devenir d’ici 3 ou 5 ans, et c’est la partie la plus importante de l’entretien :
Quel est l’intérêt qu’il a pour agir ? Ce à quoi il peut s’attendre comme responsabilités, quelle va être l’organisation du travail autour de lui, qu’est-ce qu’il peut y gagner personnellement ? Dans sa vie, bien sûr en rémunération financière, mais aussi en compétences, sur sa sûreté, son jugement, bref des choses qui dépassent, et de loin, la vie professionnelle, et qui peuvent l’aider dans sa vie personnelle.
Je trouve que c’est tellement bête de dire qu’il faut séparer la vie privée et la vie professionnelle. C’est idiot ! Parce que je fais partie de ceux qui pensent que la vie personnelle peut être considérablement développée, considérablement enrichie par une vie professionnelle qui elle-même est riche, et vice versa.
Dominique Dambert : Et quand vous avez choisi, au bout de combien de temps vous savez que vous avez choisi la bonne personne ?
Jean Luc Placet : ah, ah, voilà la question ! Dans 98% ou 99% des cas, on sait au bout de 6 mois si la personne va être adéquate. Mais, autant on sait assez vite si quelqu’un va être très mauvais, autant dans 2% des cas, il s’agit de personnes à "combustion lente" si l’on peut dire, qui peuvent se révéler très bons, mais 1 an, 2 ans, 3 ans voire 4 ans après.
Pour le CPE : il ne faut pas 2 ans pour juger un individu. Cette période de 2 ans a été faite pour tranquilliser le chef d’entreprise, dans sa capacité à dire "je peux le garder". Ce n’est pas un problème de compétences, c’est un problème économique. Est-ce que je pourrai le garder.
Et si je suis obligé de m’en séparer, et je vous assure, dans 99% des cas, si je m’en sépare c’est que je peux pas faire autrement, c’est pour des raisons économiques, et non parce que sa tête ne me revient pas.
C’est honteux d’avoir entendu combien de jeunes, voire de syndicalistes exprimer à la radio des imbécillités de cette nature. Les décisions ne se prennent pas de cette manière là, même s’il y aura toujours 0.5% ou 1% des chefs d’entreprises fous (il y a autant de fous ici qu’ailleurs).
Didier Adès : Comment cela se passe t il à l’étranger ? Cela se passe mieux, ou l’entreprise est-elle vue aussi comme un repoussoir ?
Jean Luc Placet : ce qui est frappant dans les pays anglosaxons et scandinaves, c’est que l’entreprise est beaucoup mieux intégrée dans la vie quotidienne du jeune. L’implication du jeune dans la vie sociale et économique est beaucoup plus importante. Et c’est le point fort des pays anglosaxons.
Et le point faible, et c’est ce qui me fait rager, c’est que beaucoup de pays anglosaxons vous diront que beaucoup de jeunes sont moins bien formés que nos jeunes français, moins ouverts, moins créatifs. D’ailleurs cela explique l’extraordinaire succès de nos jeunes à l’international, et singulièrement dans les pays top, comme les Etats Unis ou les pays anglosaxons.
Donc nous avons une jeunesse plus ouverte, plus réactive, voire créative, et qui aime moins, ou qui a moins d’empathie avec le lieu de sa future créativité.
C’est râlant !
Jean Claude Ducatte, Directeur du cabinet EPSY : ... Les gens ne savent pas ce qu’ils vont faire dans 10 ans. ... Il y a un cruel manque de confiance dans l’avenir. Et dans ce pays on essaie aujourd’hui de gérer le CPE, les retraites avant-hier, après demain un autre problème, etc. Il manque du souffle, et une vision d’ensemble, qui pourrait tirer les travailleurs, et les cadres, vers une forme de croyance.
Ce qui manque, c’est le fait d’y croire. C’est que l’entreprise croit dans ses salariés, et que les salariés croient dans leur entreprise. C’est peut-être une forme d’exhalatation, cette exhalatation serait très positive !
Dominique Dambert : Mais cette incertitude devant l’avenir, un Italien ou un Anglais l’a aussi. Mais un Français a la peur de l’avenir. Alors pourquoi cette différence ?
Jean Claude Ducatte : Parce qu’il y a des phénomènes très sociologiques en France et que notre difficulté est culturelle : pour les Français, l’Etat a été créé de façon indéfinie, tout a été créé pour aller au-delà du temps. Si une loi est votée, c’est pour l’éternité, alors qu’on sait très bien qu’il faudra la changer dans quelques années, puisque l’environnement aura changé.
.. Didier Adès : Le monde a changé, et la France pays âgé, a du mal à en tirer les conséquences. Les jeunes, eux, sont nés avec les retournements de conjoncture, ont eu droit aux discours généreux sur les valeurs de l’entreprise,
et Didier Pitelet, Vice-Président de Publicis Consultants RH, auteur de "La nouvelle parole de l’entreprise : essai sur le marketing social", observe que 61% des jeunes ne croient pas, mais pas du tout, en la sincérité d’un discours sur les capacités humaines à l’intérieur de l’entreprise.
Didier Pitelet : Les jeunes ont compris que l’entreprise est dans le court terme, et qu’elle ne tient pas nécessairement ses engagements. ... Et ils ont tendance à se protéger de cet environnement.
la différence entre les jeunes de 35 ans et ceux de 25 ans est que ceux de 35 ans ont subi de plein fouet le chaos, alors que ceux de 25 ans sont nés avec le chaos ; pour eux, naturellement, la société est conflictuelle, cela ne leur fait pas peur. Ils sont en revanche nettement plus protecteurs que leurs aînés.
Et par rapport à l’entreprise ils attendent de la confiance, qu’on leur fasse confiance.
Et qu’on les reconnaisse en tant qu’être humain, 1er aspect.
2e aspect, un projet. Ils ne veulent pas se sédentariser dans une entreprise.
D’où l’importance pour les entreprises de comprendre qu’il faut leur offir non seulement un emploi, mais un projet à vivre. Or les entreprises ne prennent pas assez le temps de travailler sur leu identité, leur utilité, et leur vocation.
Didier Adès : Mais allez donc voir un contrôleur de gestion, et parlez lui de valeur émotionnelle de l’action d’un manager ... Il va vous dire "ce n’est pas ça qui compte".
Didier Pitelet : Oui, ce n’est pas ça qui compte aujourd’hui, mais quand demain la rareté des talents battera son plein, car n’oubliez pas que nous sommes entrés à partir de 2006 dans une bascule démographique historique, où attirer et garder les meilleurs demains va être extrêmement difficile... Et il y a fort à parier que cela deviendra une priorité des contrôleurs de gestion. Car cela coûtera beaucoup d’argent à l’entreprise. Mais ce n’ests pas encore intégré dans les politiques dites de "gestion des ressources humaines".
Mais faisons le pari, dans 5 ans, ce défi humain se posera en termes économiques pour l’entreprise. Et celles qui gagneront cette bataille seront en mesure de gérer et structurer leur "réputation employeur".
Et il ne s’agit pas d’incantations, mais de faits, et d’un langage de preuves.
...
Hervé Serieyx, auteur de 21 livres, 21 livres coups de gueule sur l’immobilisme français : "les dirigeants, les cadres d’entreprise et le monde syndical sont totalement fermés, récalcitrants, à l’ouverture et au changement"
Pour quatre raisons :
1. L’entreprise n’est pas aimée en France, où l’on est méfiant par rapport :
à l’argent
au commerce
à l’initiative personnelle
2. Dans les gouvernements, de gauche et de droite, pour lesquels j’ai été délégué interministériel, aucun ne pensait que l’entreprise crée l’emploi. L’entreprise supprime l’emploi ! Ce qui crée l’emploi ce sont des mesures ! ....
Mais l’entreprise, et le chef d’entreprise en particulier, ne fait pas du tout partie du paysage, du champ de conscience des hommes politiques, de droite ou de gauche.
3. Et puis, nous Français, en général, nous sommes un peuple adorable, mais avec une ignorance crasse en matière économique.
Michel Rocard disait que son grand échec, en tant que Premier Ministre, était de ne pas avoir réussi à faire en sorte qu’on fasse comprendre dans les écoles ce que c’est que l’économie.
4. Et puis je vois une quatrième raison, une sorte d’idéologisation profonde, avec une espèce de haine entre 3 catégories : les entreprises, les universitaires, et les fonctionnaires.
Pour les entrepreneurs, les universitaires sont des barbus gauchistes, pour les universitaires, l’entreprise aliène le petit peuple (selon une analyse marxiste lourde), et tout le monde pensent que les fonctionnaires c’est une bande de sacrés salauds, qui n’en feront pas lourd, sur fonds d’Etat.
...
Si on me demandait quelle mesure prendre tout de suite, je dirais : supprimons l’ENA, cette école nationale d’autisme, qui fabrique des gens élevés hors sol, et qui croient connaitre le pays. Ils ne le connaissent pas, j’ai pu le mesurer de près, avec des belles intelligences, des cerveaux gauches remarquables, mais des cerveaux droits affaiblis.
...
Frans de Waal, qui étudie depuis 30 ans les primates, les plus proches de nous :
les chimpanzés, être de violence, qui veulent passer tout seuls, ne croyant qu’aux rapports de force, avec pour résultat des communautés qui sont en voie de disparition
les bonobos, qui au contraire sont "gentils", qui essaient de comprendre, d’écouter, de faire du collectif. Et ils se développent.
Conclusion : arrêtons de fabriquer des chimpanzés, et mettons aux postes de responsabilité des bonobos. Et là je viens de voir des décisions de chimpanzés, avec des forces de gauche qui font chimpanzés, en multipliant les raports de force, avec des "il faut que ça pète".
C’est ce que dit Jacques Marseille, dans son dernier livre, et qui ne rencontre en France que des gens qui disent, avec un air gourmand, "ça va péter", avec une espèce de jouissance de l’apocalypse.
Ce n’est pas comme cela qu’on fait évoluer un pays.
...
Didier Adès : Pour Hervé Serieyx, "la France est un pur sang, monté par un jockey obèse, qui se prend pour le cheval" A méditer !